TEXTE
Si l’être est, et s’il est ce qu’il est, il ne saurait
changer. Devenir autre chose serait pour lui cesser d’être. C’est
pourquoi nous le retrouvons aujourd’hui tel qu’il s’est d’abord
offert, il y a plus de vingt siècles, à l’imagination du poète
philosophe grec (Parménide) : une sphère parfaitement homogène et
immobile, c’est-à-dire, pour la pensée pure qui s’affranchit
des images, un en-soi. Parce que, l’être est l’en-soi pur, il
est, mais si l’existence est, ce mode d’être dérivé qui
consiste à se poser hors de sa cause, on ne peut pas dire de
l’en-soi qu’il existe. A titre d’être, il transcende
l’existence. Affranchi de toute relation, inexorablement retranché
sur son autisme essentiel, il est, et, précisément parce qu’il
est, il n’existe pas.
E. Gilson, L’Etre et l’essence, Vrin 1981 P ;255-256.
COMMENTAIRES
Le texte ci-dessus est peu compréhensible si l’Etre, entendu
comme le principe suprême, cause première du Tout du monde reste
dans le domaine des essences abstraites comme « être pur en soi ».
Tel qu’il apparait dans cet écrit de Gilson, l’Etre, homogène
et immobile se donne pour éternel et ne peut exister (au sens de ex-
sistere sortir de son état).
Le paradoxe énoncé c’est que l’Etre peut être, mais sans
exister : il est, et, précisément parce qu’il est, il
n’existe pas. Comment cela est-il possible sachant que l’être
est principe de création mais lui-même incréé ? La question
revient à se demander : qu’est-ce qu’exister ? Cela consiste à
participer au réel en possédant les attributs d’un objet physique
et notamment une matière, une forme, une position dans l’espace,
la nature de son mouvement éventuel. Dans cette hypothèse, il
s’agit de passer de l’être pur abstrait à la matérialité d’un
objet créé.
Nous constatons immédiatement l’impasse : comment l’être de
l’étant matériel peut-il être déduit d’une abstraction qu’est
l’être pur, un en-soi, affranchi de toute relation
inexorablement retranché sur son autisme essentiel ? On ne
saurait passer du domaine des essences pures, sans contenu, à celui
de la réalité matérielle. Nous retrouvons ici l’aporie que
rencontrent toute philosophie de l’Etre mais aussi la science
cosmologique puisque le big bang créateur semble sorti de l’Etre
pur sans consistance physique.
Etant donné que l’existant ne peut ni être sa propre cause ni
sortir de lui-même, il faut donc admettre tout à la fois que l’Etre
peut demeurer en lui-même immuable et immobile tout en autorisant la
« sortie de soi » sous la forme d’un existant. Cela suppose que
s’établisse un rapport entre l’état de l’Etre et celui de
l’existant tel que l’un engendre l’autre. Mais l’Etre ne peut
engendrer la matérialité s’il n’avait quelques accointances
substantielles avec l’existant car autrement nous retomberions dans
l’aporie du surgissement ex nihilo.
Nous devons donc supposer que l’Etre n’est pas un en soi-pur
mais qu’il possède une réalité physique sous forme d’une
substance tout à fait originale que nous avons nommé prématière.
Celle-ci n’est pas affranchie de toute relation inexorablement
retranché sur son autisme essentiel mais au contraire elle se
trouve omniprésente dans toutes les dimensions de l’espace, comme
elle constitue « l’intérieur »de la matière, qui se trouve
elle-même plongée dans cette prématière de l’espace.
Dès lors, l’opposition entre être et exister trouve une claire
explication : la prématière EST et demeure en elle-même un en soi
éternellement présente mais n'ex-iste pas, , seule la matérialité ex-iste comme étant.La dualité Etre/Etant trouve ici sa pleine justification.
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